On n’a pas idée d’aller voir une hypnothérapeute si l’on va bien. D’ailleurs, même en n’étant pas au top, on n’y pense pas forcément. Il faut aller mal.
L’énergie du désespoir nous pousse à tenter n'importe quoi. En juin dernier, au fond du trou et victime d’anxiété généralisée, j’étais à point. Écrire ? Impossible. Regarder un film ? Épuisant. Pire, je me voyais incapable de lire plus d’une paire de pages, sans que mon cerveau switch automatiquement sur OFF. Ma peur du monde et mon agoraphobie me contraignant à rester chez moi des journées entières, la situation commençait fâcheusement à me les briser. Ô rage, Ô désespoir… T’as capté.
L’ennui et la tristesse n’étant pas des eaux dans lesquelles j’aime nager, je me suis fait recommander une pro. J’ai pris mon téléphone et j’ai appelé Mme E.
Mme E. : « Je vous préviens, en général, je passe par l’hypnose, mais si c’est nécessaire, je me brancherai directement à votre inconscient et à votre réseau cellulaire. Je préviens au cas où… »
Moi : « Mon réseau cellulaire ? »
Mme E. : « Les cellules de votre corps, pas le téléphone. Demain, 18H ; comptez deux heures. »
Étant un type curieux, l’audace de cette quinquagénaire à l’accent transalpin m’a intriguée.
Étant un type marrant, je me suis surtout dit qu’au pire, ça ferait un truc à raconter…
Assis sur un gros fauteuil en velours taupe, au centre d’une pièce mansardée, j’ai exposé à Mme E. mes requêtes : retrouver une vie normale et pouvoir lire à nouveau. Malgré ses hochements de tête réguliers et son regard perçant, j’ai compris que la première de mes demandes ne serait pas exaucée si facilement. En effet, j’avais oublié que je m’adressais à une chamane italienne vivant en banlieue nord de Paris. Si dans le fond, je ne sais pas ce que signifie « une vie normale », je compris tôt qu’elle n’en avait pas non plus la moindre idée…
Mme E. : Lire ? C’est bien, ça. Mais vous aimez lire quoi ? Attendez ! Ne me répondez pas. Je vais demander directement à votre esprit inconscient ! Il faut seulement me donner l’autorisation de communiquer avec lui. Tutto ok ?
Moi : Euh… Tutto ok. Vous pouvez parler à mon esprit inconscient, si vous voulez.
Mme E. : Merci ! Je vais lui parler par la pensée, vous n’entendrez rien. À vrai dire, on se parle déjà, là, tout de suite.
J’étais très impressionné ! Il m’avait fallu presque trente-trois ans pour constater qu’on pouvait communiquer par la pensée. On ne serait pas un peu cons, nous autres, d’utiliser des syllabes et des bruits ? Et puis j’avais aussi découvert l’existence de ce truc : mon « esprit inconscient ». D’ailleurs, je me suis senti coupable : je venais d’autoriser une étrangère à lui poser des questions personnelles, alors que nous ne nous étions même pas présentés lui et moi… J’ai préféré ignorer cette pensée pour les laisser discuter. Je me suis relaxé, et quelque chose a refait timidement surface…
Un livre.
L’Île au trésor, de Robert Louis Stevenson. Lui, je le connais bien. Publiées pendant seize semaines, sous la forme d’un feuilleton, les aventures de Jim Hawkins ont dû marquer le quotidien de milliers de petits Anglais, à la fin de l’année 1881. Davantage les petits Anglais que les petites Anglaises, car les statistiques sont formelles, si vous étiez une jeune fille, vous ne saviez probablement pas lire votre prénom, en 1881. L’alphabétisation des femmes, à l’époque, c’était globalement perçu comme un film avec Christian Clavier aujourd’hui : pas méga utile. LOL
Mme E. : Bruno, arrêtez de cabotiner, votre esprit inconscient veut me parler… Vous faites des interférences avec vos blagues superflues.
Moi : Ah ?
Ma relation à cette œuvre s’est développée en trois phases. La dernière, et également la plus récente, m’a vu lire l’ouvrage plusieurs fois, durant ces vingt-cinq dernières années.
Mme E. : Il veut raconter, votre inconscient. Arrêtez les phrases complexes, ne retenez rien…
Ok.
Mon père nous lisait des romans, à mon frère et moi, avant de dormir.
Il les lisait intégralement, chapitre par chapitre. C’était n’importe quoi…
On était super jeunes. On n’avait pas la télé. C’était génial.
J’ai peu de souvenirs d’enfance, mais celui-ci ne m’a jamais quitté.
Je me souviens de l’Île au trésor, des pirates et du bateau, l’Hispaniola.
S’il m’est donné d’avoir des enfants, je leur lirais aussi des romans de Stevenson, Defoe, Jack London et Karl Marx. Ahaha Karl Marx !
Mme E. : Ne résistez pas, Bruno, vous êtes en sécurité.
Alors si je suis en sécurité…
L’Île au trésor, me rappelle l’un des objets de mon enfance qui m’émeut le plus.
Le magnétophone cassette-micro-lecteur-enregistreur de Fisher-Price.
Je me revois dans ma chambre, écoutant des romans audios sur cassettes.
Le buraliste chez qui je les achetais, avait un sens du commerce qui le poussait à ne pas rendre la monnaie aux enfants de moins de dix ans. Ma naïveté me poussait à croire que la société était basée sur le troc. Demandez à un enfant de huit ans des années 90’, s’il préfère un billet de cinquante ou des bonbons. À l’époque, moi, j’aurais choisi les caries sans hésiter. Ça explique probablement mes plombages et mon manque d’ambition. Et si, avant de clore cette digression, vous vous demandez ce qu’un enfant de moins de dix ans foutait seul avec de l’argent chez un buraliste, c’est que vous n’avez jamais mis les pieds à Dijon à cette époque. Ça marchait à la confiance. Même les clopes, ce sont les gamins qui les achetaient à leurs parents.
J’en étais où ?
Mme E. : Le Fisher-Price.
Le Fisher-Price… Il me suffit de penser aux Trois Mousquetaires, au Comte de Monte-Cristo ou au Dernier des Mohicans, et je me retrouve dans cette chambre d’enfant, lunettes rondes sur le nez, hypnotisé par la bande magnétique de la cassette qui tourne sur elle-même.
Mme E. : Vous êtes un aigle !
Moi : Pardon ?
Mme E. : Vous êtes un aigle et vous survolez la montagne, dans le ventre de maman…
Mmmh, cette femme est décidément folle….
La lecture et moi, avons longtemps entretenu une relation de couple dysfonctionnelle. Passée la période d’enchantement, de mon enfance à mon adolescence, je l’ai quittée, revenant parfois auprès d’elle, quand ça me chantait, pour un peu de bon temps.
Après ma découverte du théâtre, et pour soigner les complexes qui accompagnent l’entrée dans un monde inconnu, j’ai lu drames et comédies jusqu'à avoir envie de les vomir. J’ai vibré en lisant Shakespeare, pleuré avec Racine et ri grâce à Pinter et Feydeau. Pourtant, arrivé un moment, ciao basta… Plus de désir. Rien.
Des années plus tard, j’ai eu envie de retrouver quelque chose qui m’avait terriblement manqué. Envie de flinguer du pirate avec Jim Hawkins, d’explorer l’Île avec Robinson, de rendre visite aux Lilliputiens, mais aussi de gagner la coupe de feu avec Harry. Envie de parcourir les rives du Yukon avec Buck, et de crier à la lune pour que les loups m’adoptent aussi…
Mme E. : Et ?
… Envie de retrouver le gamin aux lunettes rondes qui écoutait son Fisher-Price pendant des heures, seul dans sa chambre. Ce gamin qui passait au moins autant de temps à ré-enregistrer, ces classiques éternels, pour les améliorer. Je ne sais pas où il est passé…
Mme E. : Et si vous le retrouviez, vous lui diriez quoi à ce gamin ?
Moi : Attendez, je vous entends direct dans ma tête, là ? C’est dingue…
Mme E. : J’avais prévenu au téléphone. Vous êtes un saumon ! Alors, on lui dit quoi au gamin ?
Un quoi ? Euh… Le gamin ? J’ai envie de lui dire plein de choses. Comme par exemple qu’il doit me pardonner de les avoir oubliés, lui et ses rêves de raconter des histoires plus belles encore, que les plus belles qu’il a pu lire ou entendre. J’ai aussi envie de lui dire que je vais prendre soin de lui, et que c’est lui qui m’a terriblement manqué…
Mme E. : Super, au décompte de trois, vous allez ouvrir les yeux, et vous ne serez plus un saumon !
Finalement, je ne lui ai pas dit grand-chose au gamin, parce que c’étaient les chutes du Niagara sur le gros fauteuil en velours taupe, et que Mme E. m’a dit qu’il fallait y aller mollo. Chaque chose en son temps.
Puis, ce petit aux lunettes rondes, il ne va pas bouger. Tant que je respire, il est à mes côtés. C’est lui mon esprit inconscient.
Désormais, je lui parle de temps en temps. Je lui souhaite bonne nuit, je le félicite, ou je lui demande ce qu’il veut faire de sa journée. Il ne pense qu’à s’amuser. J’ai de la chance, il m’a guidé vers un job où l’on peut être heureux tous les deux…
***
À mes parents, qui m’ont donné du temps, de l’amour, et m’ont offert un cadeau inabordable, celui de la curiosité. Le capital qu’ils m’ont transmis n’a pas de prix. Et ce qui est beau avec le capital culturel, c’est qu’on peut l’accumuler sans voler personne.
B. Kools








Excellent ! Plein d'esprit et d'humour et la langue parle une vraie langue vivante. Plaisir de lecture !
Super !!!!
Ça me parle grave…🌀😇