Ça fait longtemps que vous n’avez pas reçu ARCHIVABLE. C’est parce que je menais une enquête…
Marseille - Mercredi 23/10/24
Assis devant la porte métallique rouge de la SAS du centre pénitentiaire des Baumettes, j’ai vingt minutes d’avance. La Structure d’Aide à la Sortie se distingue de la détention “en bâtiment” en ceci que pour y séjourner, il faut le mériter. Admission sur dossier avec lettre de recommandation.
Mon ami Max m’a proposé d’être son binôme pour donner des ateliers dans la taule la plus célèbre de France. À la fin, il y a même un spectacle. J’ai commencé la veille, mais quelque chose déconne. À l’approche des murs d’enceinte, je suffoque.
Encore quinze minutes à tuer. Je me lance dans une méditation expresse pour dénouer ce nœud au plexus qui me gâche la vie.
Inspire
Il faut dire que… Émotionnellement, je suis en vrac. Peut-être la faute aux trains pris aux aurores et au manque de sommeil.
Expire
Peut-être parce que je vois peu Pauline. On travaille beaucoup, et en général, lorsqu’elle est à Marseille, je suis à Paris et inversement.
Inspire
Depuis hier, quelque chose crée des remous dans ma tête et ma poitrine, mais je n’arrive pas à savoir quoi.
J’ouvre les yeux, impossible de méditer. Autant prendre le soleil.
Devant le muret sur lequel je suis assis, défilent des types qui reviennent de permission et les femmes de détenus, de tous les âges, qui reviennent du parloir pour prendre le bus.
C’est l’heure.
Je sonne à la première porte, m’annonce et la franchis. Je sonne à la seconde et entre dans l’espace d’accueil. Je dépose mon sac dans un casier et ne garde que ma fiche d’appel. Devant le premier nom, rayé pour la durée du dispositif, la mention “évadé”. Je passe le portique de sécurité et la porte suivante. Puis la suivante. Puis la suivante. Puis la suivante. Puis la suivante. Sept. C’est le nombre de portes que j’ai à franchir pour rejoindre la petite salle au sol orange dans laquelle on fera les ateliers.
Je me tiens dans la coursive qui longe la promenade, en attendant que les artistes soient descendus par un surveillant. Leur arrivée souriante et leurs poignées de main amicales me délivrent de l’angoisse que j’éprouve à me retrouver seul, entouré par les barreaux et les barbelés.
***
C’est pas mal ce début. On sent qu’on va basculer dans la partie charnue de la narration. On veut rencontrer les taulards… Pour obtenir quelque chose d’accrocheur, il faudrait qu’on s’attache à eux.
Dans une première version, j’étais allé dans ce sens. Je mettais l’accent sur Momo et sa personnalité déroutante.
J’y racontais, entre autres, cette scène où deux détenus ont joué une impro de chasse, au moyen-âge, et décimé la moitié de la faune régionale avec une violence rare. Leurs camarades ont trouvé l’utilisation d’un bazooka poilante, et l’un d’entre eux était littéralement au sol en train de frapper sur sa chaise, les yeux humides.
Momo, lui, grognait dans son coin. Impossible pour moi de le perdre : c’était le daron du groupe. Si quelque chose n’allait pas, il fallait crever l'abcès immédiatement sous peine de perdre le contrôle de l’atelier. Je lui ai donc demandé de partager, et il m’a répondu qu’il n’aimait pas les chasseurs et que tuer des animaux pour le plaisir était stupide.
Intrigué et pas certain de vouloir assister à une masterclass de philosophie morale prodiguée par un détenu multirécidiviste, j’ai mis un terme à la situation en blaguant sur le fait que moi-même, en tant que végétarien, je n'étais pas un fan de chasse.
Momo m’a regardé, s’est levé et m’a pris dans ses bras. Un câlin du genre ferme mais tendre.
Momo : Moi, je suis végétarien depuis quinze ans, j’adore les animaux. Ce qui me rend vraiment heureux, c’est de les voir en liberté.
Purée, pas maintenant Momo. Je suis fragile là. Tu veux me faire chialer ?
Les autres nous ont observés, attendris par la situation. Le codétenu de Momo m’a soufflé à voix basse, pour ne rien gâcher du tableau : “Il adore les docus animaliers !”
J’ai ri, et me suis dit que si on mettait ça dans un film, personne n’y croirait.
***
Je ne pouvais pas publier ça.
Même si c’est vrai, ça sonnait trop Nakache et Toledano sans le pouvoir de l’image. J’étais à deux doigts d’expliquer que les détenus ont des sentiments, comme “nous”. J'espère ne jamais me laisser aller à ce genre d’inepties.
Écrire, en particulier lorsque l’on écrit sur soi, c’est mener l’enquête, et cette première version ne m’apportait aucune réponse sur mon état. J’ai donc fermé le document et suis passé à autre chose. En m’y remettant, quelques semaines plus tard, j’ai imaginé une seconde version, plus personnelle.
La dépression de novembre m’ayant replongé dans ma série préférée, THE OFFICE, j’ai, par association d’idées, pondu une métaphore filée, passablement médiocre, entre les lieux où je travaille au quotidien et la notion de “bureau”.
Finalement, c’était peut-être ça mon problème : le ronron du travail, que ce soit dans une prison, sur une scène de théâtre ou devant mon écran d’ordinateur. L’hypothèse, on s’habitue à tout, et tout devient mortifère.
La raison du succès de THE OFFICE (U.S) tient à l'interprétation que fait Steve Carell de Michael Scott, le manager de Dunder Mifflin. Cet homme-enfant et ses idées managériales catastrophiques nous poussent aux confins de la gêne. Fun fact, l’un de ses hobbys est l’improvisation. Il en est un pratiquant terrible, mais non moins passionné.
Dans un épisode mythique de la série, Michael, voulant sensibiliser ses employés à la réinsertion d’anciens détenus, leur offre une conférence atrocement clichée sous les traits d’un personnage qu’il aime incarner dans son cours d’impro : Prison Mike.
Ce qui est brillant venant des scénaristes, c’est leur habileté à mettre dans la bouche de Michael Scott toutes les idées reçues qui nous traversent sur l’univers carcéral, mais qu’il serait mal vu d’exprimer. Une prison, pour le grand public, c’est un peu comme une loge maçonnique : on en a entendu parler, mais on y a jamais mis les pieds alors on fantasme.
(Si vous êtes Franc-Maçon, racontez-nous en commentaire)
C’est une ambiance. Imaginez des adultes parfois violents, qu’on infantilise en les envoyant dans leur chambre ou à la douche. J’insiste sur le parfois violents, car dans le fond, ils le sont rarement et font même preuve d’une grande affection pour toute personne qu’ils identifient comme amicale. Ils sont surtout à l’image de la société, car si certains sont tombés, comme on l’attend d’un détenu marseillais pour trafic de stupéfiants, plus d’un tiers sont là pour violence conjugale. Sale histoire, fermons la parenthèse.
Je ne déroulerai pas cette seconde version de texte, car comme vous l’aurez compris, je n’en étais pas satisfait non plus. Pour autant, je crois qu’elle était potable. J’y évoquais l’organigramme du groupe et le rapport à l’autorité. J’imaginais la vie de mauvais choix de ce surveillant qui m’a gueulé dessus trois jours de suite dans le couloir, parce qu’il me prenait pour un détenu. Je tissais des liens entre la vie dans une cellule et celle qu'ont les travailleurs en open space. Je m’embourbais dans une caricature cynique de moi donnant des cours d’impro jusqu’à la mort, devenant le Michael Scott de ma discipline. Has been Kools. Ça penchait désormais plus vers Houellebecq que Nakache-Toledano. Not today.
***
Je me suis relu et je n’ai pas publié. C’était moins superficiel, mais trop poseur. La réalité, c’est que l’essentiel des surveillant·es que j’ai rencontrés sont des personnes qui prennent à cœur leur job, et qui font ce qu’elles peuvent. Quant à moi, j’aime mon travail, et l’anxiété disparaissait au début de chaque atelier, donc ça ne venait pas de là. L’enquête était au point mort. Je n’arriverais jamais à écrire ce numéro.
Quelques semaines sont passées, et à l’heure de dire au revoir à 2024, je me suis offert une dernière chance avant de bazarder ce sujet pour un autre.
J’ai dû revenir au point de départ et “me mettre au travail” comme le dit ma psy (j’adore la détester quand elle dit ça).
Inspire
Retournons au point de départ. Ce qui m’avait poussé à écrire dans mon carnet les premières lignes que vous avez lues, c’est l’étau qui me serrait la poitrine quand j’arrivais aux abords des Baumettes.
Expire
Ces murs... Peut-être qu’écrire sur la claustration, ce n’est pas pour moi après tout. Le thème me provoque des sueurs froides. Cette panique, je la connais par cœur.
Inspire
C’était quand la dernière fois ? Le dernier Xanax pour tenir la route, avant les Baumettes ? La dernière fois que tu as ressenti cette impression d’enfermement, d’être coincé sous terre dans un boyau qui comprime ta respiration ? La dernière fois où tu t’es vaguement dit que tu pourrais y passer ?
Ok, je l’ai. Mince, j’avais mis ça de côté. C’était à Oswiecim.
Raconte
Je prenais le train à Krakow glowny quand la douleur est apparue, ténue. Elle était là tandis que je regardais défiler les forêts de bouleaux.
Expire
Mais ça n’a empiré qu’à la consigne où j’ai dû laisser mon sac à dos.
Moi : Je dois forcément laisser mon sac à dos ?
Le type : Oui, certains endroits sont trop étroits pour se croiser.
Inspire
Là, ça s’est accéléré. Dans la salle d’attente, semblable à un hall de gare routière, j’ai commencé à me sentir confus. Les jambes molles et le souffle court.
Puis on a appelé mon groupe et après avoir passé le tourniquet, on s’est engouffrés dans le couloir bétonné à ciel ouvert d’où démarrent les visites.
Une journée ensoleillée comme une autre dans une bourgade Polonaise, avec en fond, sortis des hauts-parleurs, les prénoms et noms des humains qu’on a assassinés ici.
J’appréhendais la visite des camps d’Auschwitz et Birkenau depuis le moment où j'avais décidé de me rendre en Pologne. J’y étais venu plus pour ça que pour la gastronomie et les plages de la Baltique.
J’avais essayé de me préparer, mais ce jour-là, en suivant le parcours des déportés depuis le célèbre portail jusqu’aux funestes cheminées, en découvrant les amoncellements de chaussures et de cheveux, j’ai implosé.
En voyant cette petite tresse enrubannée à travers la vitre en plexiglas, la détresse m’a englouti.
Je me suis demandé pourquoi.
J’ai tenté de comprendre comment.
J’essaye encore.
Les quatre heures qu’ont duré la visite des camps ont porté mon anxiété à une intensité que seul un peu de chimie a pu déjouer. Le cauchemar de l’enfermement à son paroxysme, et des touristes en sandales à doigts de pieds apparents en supplément. Alors comme un con, j’ai pris de mauvaises photos.
C’est vrai, si j’avais vécu en Europe dans les années 40, on m’aurait zigouillé. Mais je ne peux décemment pas évoquer un traumatisme car je n’ai pas vécu cela. Ça n’a pas non plus touché mes ancêtres Israélites, qui mangeaient des dates au Maroc entre 1942 et 1945.
Pas de traumatisme, non, mais un choc émotionnel dont l’évocation me remplit de terreur.
Expire, tu vas exploser.
Voilà. Je ne détaillerai pas davantage, c’est trop dur, mais je note qu’il m’aura fallu trois versions de la même idée, pour toucher du doigt ce qui m’a envahi pendant ce séjour marseillais. La prochaine fois que je passerai les sept portes en acier, je le ferai en paix, car je sais que je pourrais ressortir.
Les murs et les barbelés, je dois l’accepter, ça ne me met pas dans les meilleures dispositions. Qu’on ne s’y trompe pas, je ne compare pas Auschwitz aux Baumettes. En Pologne, on ne laissait pas les déportés fumer des joints pour accompagner leur Capri-Sun. Non, je dis juste que l’inconscient s’insinue dans tous les interstices et qu’il faut refaire l’étanchéité de temps en temps. Mener l’enquête.
Retour à Marseille - Vendredi 01/11/2024
Je suis dans le train qui me ramène à Paris.
Hier, on a terminé le dispositif. Les détenus et les comédien·nes pro venu·es jouer avec eux ont régalé une salle de compagnons de cellules acquise à leur cause.
Après le spectacle, on a fait un goûter avec le public, et comme les surveillants n’étaient pas là, c'est parti en fiesta. L’un des animateurs a pris possession des lumières et de la sono pour lancer un dance floor. On a dansé sur Freed from Desire de Gala au milieu des barreaux et des barbelés.
Quand les gardiens sont revenus sonner la fin du match, on avait gratté 45 min de liberté. Avant de regagner leurs 9 m², nos camarades nous ont gratifiés d’une haie d’honneur. Nakache-Toledano, le retour. Lol.
Moins d’une heure plus tard, au large de la plage des Catalans, le corps immergé dans l’eau salée, je regardais le coucher de soleil.
Inspire. Se baigner dans la mer.
Expire. Être libre et voir loin.
Aux artistes : M., K., S., S., A., E., et à toutes les personnes privées de leur liberté. Des Afghanes de Kaboul aux Gazaouis assiégés. J’aimerais que vous puissiez vous baigner aux Catalans avec moi, même si on ne tiendrait probablement pas dans ce bac à pisse.









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