Jonathan Cherki, 27 ans, vend des spas dans le magasin de son oncle Maurice, à côté de Nice. Son désir de prouver qu’il peut faire partie du clan, est contrarié par l’arrivée d’une nouvelle recrue au sein du showroom. Entre tensions familiales, virilité en crise et parfum-synthétique-de-monoï-sous-néons, la tension monte doucement…
« Il n’y a rien de plus complet qu’un couple qui traverse le temps et qui accepte que la tendresse envahisse la passion. »
Marc Levy
PARTIE V - SERVICE MINIMUM
Sa fille Sarah pleurait encore quand Jonathan referma la porte-fenêtre, laissant la petite avec Julie. La petite avait ce don de lui faire la tête comme une pastèque dans les moments où il était déjà au bord de l’explosion. Une fois sur la terrasse, il alluma la cigarette coincée entre ses lèvres depuis vingt minutes. En sentant ses synapses s’ouvrir sous le coup de la nicotine, un poids glissa de ses épaules. Il avait recommencé à fumer quelques semaines plus tôt – officiellement à cause du stress, en réalité parce que c’était le seul moment où il pouvait être seul.
Il faisait encore chaud malgré la venue de la nuit. Les immeubles du quartier Libération baignaient dans une lumière orangée. En bas, dans la rue, les clients des bars et les groupes d’étudiants passaient une belle soirée. Dans la cuisine, derrière la vitre, Jonathan apercevait Julie qui tournait en rond avec leur fille dans les bras. Ses gestes étaient minimalistes et précis, comme si elle s’était résignée à une forme d’effort minimum. Ils ne s’étaient presque pas parlé depuis son retour. Elle avait demandé « Alors, le showroom ? » et sans attendre de réponse, elle était partie lancer une machine. C’était leur organisation. Lui au travail, à ramener les sous pour payer le loyer exorbitant de ce 60m2 avec garage, et elle, à la maison, avec Sarah. Jusque là, ça leur convenait à tous les deux. Cependant, Julie avait abordé le sujet deux mois auparavant. Un projet entrepreneurial avec une amie. Un business de pose d’ongles à domicile. Jonathan l’avait testée, pour savoir s’il s’agissait d’une lubie. Après quelques aller-retours, elle s’était mise à pleurer, en prétendant que Jonathan ne la soutenait jamais et qu’il avait toujours une tendance à l’ironie quand elle se confiait à lui. Toujours. Jamais. Les mots préférés de Julie, qui rendaient toute conversation vaine. Il aurait pu l’encourager davantage, il le savait, mais il considérait que ça n’aurait pas été un service à lui rendre.
Jonathan tira sur sa cigarette. Il pensa à la vente qu’il avait fait et à la commission qui partirait directement dans le remboursement du crédit de la bagnole. Puis il pensa à Sanaa et à son aisance avec les clients, aisance qu’il avait, de son côté, mis des années à acquérir. Elle allait le bouffer tout cru. Il écrasa son mégot sur la rambarde, et se promit de vendre deux spas lundi. Il ne pouvait pas perdre sur tous les terrains. Deux spas. Peut-être trois.
***
Presque une semaine s’était écoulée. Sanaa n’avait pas conclu de ventes majeures comme Jonathan l’avait craint, mais elle s’installait, de plus en plus confiante. Elle avait signé le petit modèle du client de Saint-Jean et n’en avait plus parlé, comme s’il s’agissait d’une formalité. Jonathan l’avait laissée annoncer la nouvelle à Maurice, en lui demandant de ne pas s'épancher. Sanaa n’avait même pas pris le temps d’appeler le grand patron. Jonathan prenait conscience de l’échec de sa stratégie consistant à lui faire perdre pied. Il y avait chez elle une manière perturbante de désarmer les micro-agressions. Une façon de répondre avec calme aux attaques sournoises, qui renvoie l’agresseur à sa propre mesquinerie.
Tout ce qu’elle faisait, elle le faisait bien. Son humilité et son sourire devenaient insupportables. Quelque chose en elle résistait aux efforts de Jonathan pour prendre l’ascendant sur elle. Il ne voulait pas l’écraser, mais seulement qu’elle reconnaisse, à sa manière, qu’il était meilleur qu’elle. Roublard, il avait tenté de le lui faire sentir, en lui imposant les tâches les plus ingrates et en lui rappelant qu’il était plus ancien qu’elle. Cela n’avait aucun effet. Elle souriait et disait merci.
Dans ces remerciements, Jonathan entendait une indifférence polie. Il aurait préféré qu’elle le méprise franchement, ou qu’elle le drague. Il l’aurait remise à sa place. Mais non. Chaque fois qu’il la voyait tourner autour des clients et papoter avec eux au comptoir, une pensée désagréable lui traversait l’esprit. Le jeune homme sentait se former en lui une tumeur de colère.
***
Ce jeudi soir, rien ne se passa comme Jonathan l’avait espéré.
De retour de la salle de sport où il avait dégorgé sa rage sur la presse à cuisses, il rêvait d’une soirée simple. Coucher la petite et dîner en amoureux sur le canapé devant une série Netflix. N’importe laquelle. Et pourquoi pas un peu de sexe ? Il y a longtemps que Julie et lui n’avaient pas fait l’amour.
À peine son sac de sport jeté dans l’entrée, il la vit qui attendait sur le canapé, le visage fermé. Il connaissait cette attitude. Elle allait probablement lui demander pourquoi ils n'allaient pas au restaurant, pourquoi il s’habillait toujours avec chic pour travailler et qu’elle n’avait droit qu’aux vêtements informes. Il pensa « Toujours la même rengaine, putain », mais il dit plutôt avec une voix mielleuse :
— Coucou amour, tu as fait quoi à manger ?
— Tu perds pas le nord, toi... répondit Julie d’un ton sec.
Déduisant que la soirée s’annonçait difficile, Jonathan attrapa son téléphone et passa une vingtaine de minutes dans les toilettes. Lorsqu’il en sortit, Julie l’attendait au même endroit. La tête basse, avec une démarche enfantine, il s’approcha d’elle. Julie le repoussa, ce qui provoqua chez lui un changement d’attitude.
— Putain, t’es relou.
Il leva les yeux au ciel, faussement touché.
— Je reviens de ma journée et tu fais la gueule, c’est pas très cool.
Il était passé maître dans l’art de balancer des signaux contradictoires, mi-agressifs, mi- geignards, pour dénouer de ce genre de situations.
Julie dit calmement, en fixant un point invisible sur la table basse, que s’ils avaient cette discussion, c’est précisément parce qu’elle l’aimait encore. Jonathan la regarda, dubitatif. Cette déclaration lui donna l’impression qu’elle avait encore écouté un podcasts de développement personnel où les femmes sont invitées à reprendre le pouvoir en s’opposant aux hommes. Il opina sans écouter.
Ce qu’il avait faim. À midi il avait mangé un petit sandwich sur le pouce, pour ne pas laisser Sanaa trop longtemps seule dans le showroom. En lançant de temps à autre un « je comprends » ou un « tu as raison », il se leva lentement pour se diriger vers la cuisine. Selon Julie, qui le suivait de près en continuant son discours, il manquait d’intelligence émotionnelle, ce qui mettait leur couple en péril. Elle ne demandait pas la lune, mais seulement qu’il lui parle.
Jonathan ouvrit le frigo en espérant y trouver quelque chose. Le jeudi c’était souvent presque vide. En apercevant un paquet de raviolis fourrés Rana, il se dit que ça ferait l’affaire avec un peu d’emmental râpé. Julie, adossée au mur, avait pris un ton mélancolique. Le regard perdu dans l’eau de la casserole que Jonathan avait placé sur le gros feu, elle lui confia sa peur de voir sa vie lui glisser entre les doigts sans avoir profité de sa jeunesse. Elle se sentait trop jeune pour n’être qu’une mère.
— Je comprends, glissa-t-il, les yeux rivés sur la liste des ingrédients du paquet.
Les raviolis fourrés, on peut se dire que ce n’était pas de la grande gastronomie, mais étant donné qu’il s’agissait d’un emballage au format familial, Jonathan se dit que ce serait suffisant. Il songea même qu’il en resterait et qu’il en profiterait pour remplir un tupperware à apporter au travail. Ça lui permettrait de rester en poste. La voix de Julie lui parvenait comme un bruit de fond.
— Tu as raison, ajouta-t-il pour calmer la situation, alors qu’il jetait les raviolis dans l’eau bouillante.
Julie mentionna avec pudeur, son besoin de découverte et d’exploration de son corps. La platitude de leur vie sexuelle et l’envie qu’elle avait de connaître d’autres hommes. Elle évoqua même le coup de coeur qu’elle avait ressenti pour une amie au lycée, et qu’elle avait embrassé en secret. Jonathan, débordé par ses émotions, décida de reprendre la main.
— T’es malade, en fait ? explosa-t-il. Tu veux nous lâcher comme ça et te barrer pour faire la pute pendant que je paye le loyer ? On a fini de parler.
Jonathan attrapa la télécommande, alluma la télévision et s’installa devant la table basse sur laquelle il déposa son assiette de pâtes. Sur les joues de Julie, des larmes coulaient. Elle murmura entre deux sanglots qu’elle ne voulait pas finir comme cette grand-mère dont il lui parlait si souvent. Cette Fortunée. C’était trop pour Jonathan qui préféra ne pas argumenter. Il se contenta de glisser que Fortunée était une sainte et que le sujet était clos.
— Une sainte ? s’écria Julie. Tu m’étonnes. Passer sa vie entourée de brutes qui ne savent pas donner d’amour... Elle s’est effacée pour des types comme toi, qui aujourd’hui la sanctifient parce qu’elle a bien fermé sa gueule.
L’attention de Jonathan était absorbée par l’écran derrière Julie, diffusant un documentaire sur les coulisses de la Formule 1. Il lisait les sous-titres machinalement, en se demandant qui pouvait bien apprécier le sport automobile.
— Tu crois qu’elle ne vous aurait pas tous envoyés vous faire foutre si elle avait vingt-sept ans aujourd’hui ? reprit Julie, la voix tremblante. Elle vous aurait bouffés toi, tes oncles et tous vos semblables. T’es qu’un égoïste. Tu te plains sans cesse, et tu nous emmerdes !
Jonathan était confus. Non pas à cause des mots de sa compagne, qu’il n’écoutait pas, mais parce qu’un concept lui échappait concernant la Formule 1. Il pensa : « Conduire, oui, mais de là à regarder un autre le faire... ». À la limite, il comprenait mieux l’engouement pour les championnats de moto. À cause des chutes spectaculaires.
Julie traversa la pièce et se rendit dans la cuisine pour prendre une bouteille d’eau. À son retour, elle se laissa tomber dans le canapé et se blottit contre Jonathan. Elle demanda pardon pour avoir dépassé les bornes. Il n’avait rien compris, dans le fond, mais il lui pardonna.
— Tu penses à quoi ? demanda Julie, la tête posée sur son épaule.
— Je pense à toi, à Sarah et à nous, mentit-il doucement, le regard dans le vide.
En réalité, il pensait à la Mini Cooper qu’il fallait emmener au contrôle technique. À Sanaa. Il pensait aussi que l’écurie de Formule 1 Kick Sauber avait choisi un vert trop criard pour que quiconque achète leur merchandising.
Julie partit se coucher et Jonathan sortit fumer avec une tasse et une bouteille de Whisky. Il se resservit plusieurs fois, buvant sans déguster, pour le coup de fouet et la détente quasi immédiate que l’alcool lui procurait. Les lumières de la ville clignotaient dans la nuit noire, éclairant suffisamment le balcon pour qu’on puisse y voir. Jonathan fumait comme on repousse quelque chose, comme si chaque cigarette lui offrait un répit. Il tira une nouvelle bouffée, avec cette impression que tout, en ce moment, conspirait contre lui.
Fortunée n’aurait jamais agi comme ça. En voyant son mari fourbu par une journée harassante, elle lui aurait préparé du thé. Elle aurait sorti un plat de la veille et allumé la télé. Les femmes avaient changé, soupira John en allumant une nouvelle cigarette.
Cette nuit-là, il dormit mal. Il s’était effondré sur le canapé, une jambe repliée sous lui et le cou tordu. À cinq heures, il était allé pisser et en avait profité pour s’enfiler un litre d’eau afin de desserrer l’étau qui lui comprimait les tempes. À six heures, la petite avait toussé dans son sommeil, juste assez pour le réveiller, mais pas assez pour qu’il ne se décide à y aller avant Julie. À sept heures trente il avait décalé son réveil. À neuf heures trente, il ouvrit un œil et remarqua que son téléphone, dont il avait coupé le son malgré lui, affichait un énième rappel d’alarme. Julie ne l’avait pas réveillé.
Il se dit qu’il le méritait.
La semaine prochaine, découvrez le malaise qui ronge Jonathan chaque jour un peu plus, et les chauchemards qui occupent ses nuits… À bientôt !
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Julie on va la retrouver en soirée sexpo ça va pas faire un pli
Merci pour ce nouvel épisode !