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Samedi 14 septembre 2024 - Groupie boy
Ce soir-là, je suis au concert hommage à DJ Mehdi. Pour qui s’intéresse au rap, mais aussi pour les fans de l’électro French Touch, c’est une référence dans les années 2000. Ce soir-là, une ribambelle de guests se relaient sur la scène de la Gaîté Lyrique, à Paris, pour saluer la sortie d’un documentaire retraçant son parcours (ARTE).
DJ Mehdi faisait l’unanimité dans tous les domaines musicaux qu’il a explorés, et le public venu lui rendre hommage ressemble à son parcours… Inclassable.
23H30 - Busy P et A-Trak, deux DJ, s'installent derrière les platines et le premier lance “Ok maintenant on va cut les lights et turn up le dancefloor”.
-Les DJ utilisent des mots anglais, car c’est plus branché et qu’il doivent bien s’adresser à leur public constitué de gens branchés et de consultants de droite qui crèvent d’envie de l’être-
Signatune, le banger (son dansant) de DJ Mehdi, est joué et la salle explose.
Moi, je danse avec passion, mais personne ne se doute que ces mouvements disgracieux sont le fruit d’un processus complexe. Trente-trois ans de recherche et développement.
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Années 90 - Baby steps
Certaines personnes, pour des raisons plus ou moins sombres, ne conservent pas de souvenirs de leurs jeunes années. Moi, j’en ai pas mal.
L’un d’entre eux est que j’aimais danser. Rien de très original. Prenez un gamin, mettez-le au milieu du salon et balancez le son. Vous le verrez se dandiner de manière impudique sous les applaudissements de l’audience qui vantera des capacités motrices avancées “pour son âge”.
J’ai la chance d’avoir vu mes parents danser, et par bonheur, ils n’ont jamais eu de penchant pour l’humiliation sournoise qu’on peut faire peser sur un garçon, en lui disant qu’il est trop efféminé lorsqu’il danse, ou à une fille qu’elle fait trop salope (les gens qui se croient bien élevés disent “vulgaire”, mais n’en pensent pas moins).
Avant mes dix ans, j’aimais confectionner des déguisements et faire des représentations privées. Lully. L’entrée au collège a changé la donne.
Années 2000 - Les couilles au poteau
Jusqu’à dix ans, dans une famille équilibrée, à part celui d’être un enfant, vous n’êtes pas censé assumer un rôle. La préadolescence dans un collège bordélique, vous pousse à en choisir un. Il faut s’intégrer pour passer sous les radars. On apprend à jouer des coudes pour ne jamais être l’agneau, à défaut d’être un loup.
La semaine dernière, j’ai entendu un podcast où le rappeur Gringe évoquait ses années collèges et ce truc qu’on appelait “les couilles au poteau”. Dans ma cuisine, j’ai éclaté de rire. Par chance, mais aussi grâce à un travail stratégique de fond, je n’ai jamais été celui sur qui l’on tombe à plusieurs pour le lancer, jambes écartées, sur un poteau. Ce genre de camaraderie virile n’avait rien d’inhabituel, et il fallait être prêt à rendre les coups si nécessaire.
La danse dans tout ça ?
My god, elle était partie en vacances avec la sensibilité. Ma pratique ne se cantonnait plus qu’à des imitations secrètes de clips de Michael Jackson. J’en ai gardé un bon moonwalk, mais j’aurais préféré crever plutôt qu’être surpris en train d’imiter la scène de la salle de billard de Beat it. On admirait le King of Pop, ses pantalons en cuir et ses talonnettes, mais en 2004 le mood c’était plutôt ça…
Lance le son, arrête de lire, et prends-toi 30 secondes de mon collège dans les oreilles :
Thug life.
Même lorsqu’on a commencé à sortir en boîte dans les années qui ont suivi, on ne parvenait pas à danser avec conviction. Sur la piste, il y en avait des dizaines comme nous : zéro flow, quelques grammes dans le sang et le regard attiré par tout ce dont les cheveux dépassent la nuque. Un documentaire animalier.
À la fac, j’ai participé à quelques soirées étudiantes, mais ma bande était plus intéressée par le foot et les vannes que par les filles et la fête. Non seulement on avait établi un lien erroné entre danser et pécho, mais on trouvait impudique de se permettre de bouger sans grâce. Quelle audace. Freiné par mon corps sans souplesse, je me suis résigné à contre-cœur à devenir un de ces types qui affirment : “Moi ? Je danse pas”.
Années 2010 - Cavale internationale
Beaucoup de mes amis d’enfance se sont mariés au début de la vingtaine. Une majorité d’entre eux est originaire du Maghreb, alors autant vous dire que je ne me pointais pas à la fête seulement pour le poulet. C’était une occasion légale d’enflammer le dancefloor que j’accueillais avec joie.
Lance le son, arrête de lire, et kiff ces 30 secondes de chaâbi marocain pour m’imaginer danser des épaules sous les cris émus de l’audience. L’Africain blanc, c’est pas que Johnny Clegg.
Puis j’ai débarqué à Paris, et l’étincelle est revenue au fond de mon ventre. Tout au fond.
Entouré d’artistes, j’ai petit à petit recommencé à danser, mais de préférence en vacances. Loin de la France et si possible loin des Français. J’ai sévi au Portugal, en Italie, en Espagne, mais pas à domicile. J’étais un criminel international en cavale flippant de se faire coincer pour haute trahison.
Bouger sans grâce, quelle audace.
Années 2020 - S.W.A.G. man
En octobre 2022, mon ami Max m’a demandé d’intervenir comme coach dans le cadre d’un incubateur pour entreprises “à impact”. Ça sonne bien, mais c’est des start-up.
En tant que mec de gauche, je me méfie dès qu’on me parle de start-up. Et puis c’était affreusement mal payé ! (Oui, je précise que je suis de gauche en partie parce que je n’ai pas les moyens d’être de droite).
Je n’étais pas motivé, mais Max m’a convaincu de participer au dispositif en évoquant le buffet qu’il y aurait à la soirée de clôture. Discussion classique d’intermittents.
On m’a donc confié la tâche de coacher une entrepreneuse, Pauline Terestchenko, qui venait de fonder avec son associée Chloé Louisin, S.W.A.G.*, un studio de danses urbaines inclusif. On s’est mis au boulot pour élaborer son pitch…
Pauline : On est une association qui fait de la danse un vecteur d'inclusion. On valorise des talents venus d’ailleurs, et on rend la danse accessible à tous les publics, pour créer du lien entre des personnes qui ne se ressemblent pas.
J'étais surtout concentré sur les yeux bleus de Pauline, mais je faisais parfaitement illusion dans mon boulot.
Moi : Mmmh en gros, l'idée c’est que les babtous ne savent pas danser, du coup, on profite du talent des blédards qui sont là pour nous apprendre à bouger ?
Pauline : C’est super réducteur ce que tu dis.
Moi : Je… Euh oui, c’est… une mise en situation de coaching. Je simule qu’un Dijonnais de base t’interpelle sur ton projet.
Pauline : Ah pardon ! Tu joues super bien le Dijonnais de base, tu m’as eue hihi.
Au fil des séances, je suis tombé amoureux (du projet), et je me suis fait à l’idée qu’il y a, parmi les gros mythos, des entrepreneur·ses qui sont réellement de gauche.
Une fois mon coaching terminé, et pour ne pas être une fraude à 100%, je me suis rendu au studio pour un cours d’Afro.
J’étais sur le point de danser en public avec ce corps sans souplesse. J’ai débarqué sur le qui-vive, prêt à détester tout et tout le monde.
La vérité, c’est que j’ai pris une claque.
À ce moment-là, il faut savoir que ma vie était grise et que j’étais profondément triste. Séparé depuis plusieurs mois de l’amour de ma vie d’alors, avec qui je suis resté une dizaine d’années, j’attendais patiemment d’être englouti par le néant.
La possibilité du bonheur m’apparaissait comme une blague, mais ce jour-là, je suis ressorti du studio avec le vertige, pas à cause de l’effort physique, mais ivre d’avoir dansé une déclaration d’amour à mon corps. Ce jour-là, je n’ai pas été malheureux.
L’absence de douleur offre en creux la possibilité de tout le reste. C’est l’espoir.
Je me suis inscrit au studio et me suis investi dans la communauté pour rendre à ma petite mesure ce que je recevais des profs et de mes camarades: beaucoup d'amour.
Quelques mois après mon burn-out, j’ai tardé à me réinscrire pour la saison 23-24’. Le problème c’est que tout Paris voulait désormais prendre des cours avec Soumaila. Ciao la danse Afro.
Je me suis rabattu sans conviction sur un nouveau cours, pour tester. Un cours d'Électro.
Vous connaissez l'Électro. La plupart d’entre vous appellent cela, à tort, de la Tecktonik, du nom de ce phénomène qui a ravagé de nombreux Skyblogs. Il s’agit en vérité d’une marque déposée. Pour la faire courte, appeler l'Électro de la Tecktonik, c’est comme appeler un ordinateur un Windows : ce n’est pas absolument faux, mais ce n’est pas très pertinent (vous passez pour un·e débilos).
Difficile de décrire les sensations que me provoque cette danse. Le son est fort, percussif et le cardio en prend un coup. Mon corps m’a glissé, à la fin du premier cours, qu’il avait adoré. Je me suis donc inscrit et contre toute attente, j’y ai trouvé le moyen de vider un paquet de choses.
Ces putains d’émotions qui m’envahissent sans que je ne demande rien, désormais, je les danse.
Un souvenir m’est revenu en écrivant ces lignes. Il y a 17 ans, en 2007, j’ai posté une vidéo sur Youtube où j’imitais la Tecktonik pour me moquer. La vidéo est pixelisée et le son dégueulasse, mais elle a fait 39k vues. À l'époque c'était pas mal !
Si ça s’était su, au moment où on a tourné cette vidéo, que je ferai de l’Électro et que j’écrirai un jour la phrase “Ces putains d’émotion, désormais je les danse”, si ça s’était su, on m’aurait fait les couilles au poteau sur-le-champs.
2007, c’est aussi l’année de sortie de Signatune, de DJ Mehdi.
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Samedi 14 septembre 2024 - Groupie boy
Lance l’audio qui suit et ne t’arrête pas cette fois. Lis jusqu’à la fin, sur la musique.
C’est bon ? Ok tu peux continuer !
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Dancefloor de la Gaîté Lyrique, à Paris. Signatune retentit, et moi, sur le son électro, entouré de gens branchés et de consultants de droite qui crèvent d’envie de l’être, je laisse venir le flot des images qui me débordent. Je suis bousculé par des émotions contradictoires. Je suis projeté en 2007. Alors je ferme les yeux et je danse.
Je danse ma jeunesse et mes amis disparus,
Je danse mes amours brisés,
Je danse les déceptions et les victoires.
Je danse les vies que je n’aurais jamais et celle que j’ai, là tout de suite, et que je chéris.
Je danse parce que c’est un des rares moments où je me sens présent au monde.
Je danse mal, mais je ne danse pas pour qu’on me regarde alors qu’importe, je crie et je saute, et je donne de l’amour à chaque recoin de ce corps qui m’en donne depuis bientôt 34 ans, du moins, qui a fait tout ce qu’il a pu malgré ce que je lui ai mis dans la tronche.
À ce moment-là, je crois pouvoir dire que je suis heureux. À ce moment-là, j’ai l’impression de boucler quelque chose.
À ce moment-là, si je trouve génial de boucler une boucle de ma vie musicale, je trouve encore plus savoureux de la danser.
Si mes calculs sont bons, le son n’est pas terminé.
Roma, mon prof d’électro, dit qu’au moindre mouvement provoqué par la musique, on danse. Un pied qui tape, un mouvement de tête et c’est déjà de la danse.
Alors t’étais où toi en 2007 ? Ferme les yeux, laisse venir les images, et danse.
À S.W.A.G*, à DJ Mehdi et à ceux et celles qui ont dansé et danseront à mes côtés. Enfin, à celui que j’ai tant pleuré ce 25 juin 2009, et qui m’a fait réécrire cette dédicace vingt fois sans parvenir à être à la hauteur, Michael <3
B. KOOLS
S.W.A.G.* studio est en pleine levée de fond pour ouvrir un second studio à Marseille :
Découvrez le projet, sa mission sociale, et si vous en avez les moyens, participez au financement contre plein de cadeaux cool <3
J'adore, merci d'être de plus en plus toi et de donner autant de belles choses, d'authentiques choses à lire et à méditer. A bientôt j'espère.
Ici, c'est bien connu, on ne danse pas, mais on suit, je suis, tes textes avec délectation !